REGARD SALARIE SUR LA MISE EN PLACE DE L'ORDRE

Une dialectique professionnelle : « autonomie-responsabilité »

(CNKS  –  Extrait des actas des JNKS BESANCON 2006)

La création d’un ordre professionnel est pour la masso-kinésithérapie l’aboutissement d’une longue démarche et vient concrétiser, au moment de fêter son soixantième anniversaire, un accès à une certaine notoriété : l’Etat, en déléguant une partie de ses pouvoirs en matière de justice, lui reconnaît des capacités à administrer et à contrôler son exercice. « L’ordre des masseurs-kinésithérapeutes veille au maintien des principes de moralité et de probité indispensables à l’exercice de la masso-kinésithérapie et à l’observation, par tous ses membres, des droits, devoirs et obligations professionnels, ainsi que des règles édictées par le code de déontologie… [1]».

L’objet de cette communication est de situer en quoi cette évolution juridique engage la profession à développer de nouvelles réflexions sociales et à fonder son exercice sur de nouvelles règles et pratiques professionnelles : au sein d’une société en mutation technologique rapide qui se « juridise » (augmentation du nombre des textes) et de relations qui se « judiciarisent » (augmentation des procédures), la profession aura la responsabilité de contribuer à  mettre en place des règles et  des moyens pour les faire respecter.

Une profession qui gagne en responsabilité sociale

Les ordres professionnels sont des personnes morales de droit privé chargées de gérer, par leurs activités administratives et juridictionnelles, un service public : ces organisations, spécifiques des professions libérales (médecins, pharmaciens, chirurgiens-dentistes, sages-femmes, masseurs-kinésithérapeutes, pédicures-podologues, architectes, avocats, vétérinaires, experts comptables, géomètres) ont pour mission essentielle de garantir la qualité du service offert par les professionnels à leurs clients. Les personnes qui souhaitent exercer ces professions en France doivent obligatoirement s’inscrire à l’ordre qui les administre, y compris dans les professions qui comportent des exercices salariés (à l’exception des professionnels relevant du service de santé des armées). Le conseil national fixe le montant de la cotisation qui doit être versée par toutes les personnes inscrites au « tableau » de l’ordre.

L’erreur courante est de penser que les ordres ont une mission de représentation professionnelle : même s’il « peut être consulté par le ministre sur les questions relatives à l’exercice de la profession » [2], un ordre n’a pas à remplir les rôles d’un syndicat professionnel. « Les ordres exercent des activités de police : police administrative lorsque l’ordre fixe les conditions d’exercice d’une profession et police judiciaire et activité juridictionnelle lorsqu’un professionnel enfreint les règles d’exercice de la profession »[3].

Bien que l’activité et les mesures individuelles soient de nature normative, le pouvoir réglementaire d’un ordre est extrêmement restreint puisque c’est le gouvernement qui édicte par Décrets la réglementation de l’exercice, de l’accès à la profession et le code de déontologie en vigueur. La légalité des décisions administratives des ordres (accès à l’exercice), notamment pour les décisions individuelles négatives, peut toujours être contestée devant le juge administratif, une fois épuisées toutes les possibilités de recours hiérarchiques internes. Le Conseil d’Etat veille au strict respect des principes généraux du droit public et il peut même prononcer des réparations lorsqu’une décision administrative a causé des dommages.

Les ordres sont des juridictions administratives spécialisées qui répriment les manquements commis par les professionnels aux conditions normales d’exercice de la profession. L’ordre doit sanctionner les contrevenants et éventuellement les exclure de la profession. Les décisions rendues par les conseils de première instance (chambre disciplinaire au sein du conseil de l’ordre régional) sont susceptibles d’appel devant une chambre disciplinaire nationale présidée par un magistrat de la juridiction administrative, l’appel étant suspensif. Enfin il est possible de se pourvoir en cassation devant le Conseil d’Etat contre les décisions rendues par le juge d’appel.

L’ordre exerce un contrôle disciplinaire sur ses membres à partir des termes du Code de déontologie. Celui-ci pose des règles et des principes mais n’établit pas une liste de délits et de peines s’y rapportant. Les termes des règles déontologiques laissent souvent une large marge d’appréciation aux ordres même si les sanctions disciplinaires sont précisément définies.

Le conseil régional de l’ordre des masseurs-kinésithérapeutes, conformément à l’article L 4321-17 du Code de la Santé, va participer à l’organisation des actions d’évaluation des pratiques professionnelles, en liaison avec le conseil national et la Haute Autorité en Santé. Le conseil départemental est chargé de diffuser auprès des professionnels les règles de bonnes pratiques.

Les deux principaux griefs faits aux ordres touchent d’une part au « relatif conservatisme de leur organes dirigeants » et d’autre part à « une procédure juridictionnelle parfois peu soucieuse des droits de la défense. Dans ces deux domaines les choses ont changé et les ordres apparaissent aujourd’hui comme une forme d’organisation professionnelle apte à promouvoir à la fois le contrôle des pratiques professionnelles et le développement du service rendu par une profession à une population. En effet, la représentation des usagers est conforme à l’esprit de la loi du 4 mars 2002 sur les droits des malades et la construction de références de bonnes pratiques par une Haute Autorité indépendante et avec des professionnels habilités par elle, sont des gages importants pour construire une autorité professionnelle reconnue.

Une responsabilité qui confère de l’autonomie professionnelle

2006 est une année d’anniversaire essentielle pour notre profession : elle correspond à la fois à l’affirmation de la reconnaissance de la place prise dans les pratiques de santé depuis 60 ans et à la bascule de l’évolution d’un métier à l’émergence d’une profession au sens sociologique du terme : pour Wilensky[4] la définition d’une profession repose sur six critères ordonnés, chacun d’entre eux étant plus sélectif que le précédent et mis en œuvre plus tardivement sur le plan historique :

  1. être exercée à plein temps
  2. comporter des règles d’activité
  3. comprendre une formation et des écoles spécialisées
  4. posséder des organisations professionnelles
  5. comporter une protection légale du monopole
  6. avoir établi un code de déontologie

Ainsi, les professions, trouvent dans la mise en place d’un ordre professionnel, par les délégations de pouvoirs confiées, d’abord la reconnaissance d’une expertise dans un domaine de leur ressort et ensuite des moyens pour développer encore davantage une certaine autonomie sociale. Friedson, à partir de l’étude de la profession médicale dans le système de santé américain, soulève la question de la légitimité démocratique de cette tendance à la maximisation de l’autonomie professionnelle : il montre par exemple, comment les médecins américains sont passés progressivement d’un pouvoir sur les moyens pour atteindre tel ou tel objectif aux décisions relatives aux objectifs eux-mêmes, passant ainsi d’une compétence « limitée à un domaine technique (les maladies et les traitements)» à une compétence générale dans un champ social (les politiques de santé) »[5]. « Tel est le grave défaut de l’autonomie professionnelle : en permettant la création d’institutions qui se suffisent à elles-mêmes, elle conduit la profession à une idée trompeuse de l’objectivité et de la fiabilité de son savoir, ainsi que des vertus de ses membres ; elle entraîne en outre à se considérer comme la seule à posséder savoir et vertu, à mettre en doute les capacités techniques et morales des autres professions, à avoir à l’égard de sa clientèle, au mieux paternaliste, au pire méprisante. »[6]

Certes les professions paramédicales ne courent pas les mêmes risques que la profession médicale puisqu’elles ne disposent d’aucun monopole de compétence juridique (la légitimité exclusive d’exercer dans un champ spécifique d’activités)[7]. Toutefois Abott a expliqué les formes de concurrences que se livraient les professions et a montré comment « les frontières des compétences sont perpétuellement en débat [8]».

Aujourd’hui, avec les inquiétudes démographiques concernant les professions de santé, les rapides évolutions technologiques et scientifiques, les nécessités d’améliorer la qualité des prestations offertes dans le cadre d’une maîtrise médicalisée des dépenses de santé, les transformations des formations professionnelles initiales et continues, les déplacements de ces frontières continuent de s’opérer : accès à des droits de prescription, expérimentations de transfert d’activités et de compétences médicales…

Une dialectique qui engage la profession vis-à-vis de la société

L’autonomie et la responsabilité sont les deux faces d’un même phénomène, que l’on se place à l’échelle de l’individu ou des groupes sociaux.

La responsabilité désigne le devoir de répondre de ses actes, aux autres et à soi-même. C’est rendre compte, dire pourquoi et en vue de quoi j’ai choisi ceci et pas cela…  « La responsabilité est la preuve et l’épreuve de la liberté ». L’autonomie désigne le fait d’être l’auteur des lois auxquelles j’obéis. L’autonomie fait référence à un cadre dans lequel je peux me mouvoir librement. « L’autonomie est une dépendance choisie dans le contexte d’une interdépendance inévitable »[9]

Pour construire, il est capital de distinguer l’autonomie et le désir d’indépendance : pour être autonome il faut être capable de poser et de s’imposer un cadre précis. Lorsqu’une société leur accorde plus d’autonomie, les professions doivent en retour réfléchir leurs finalités sociales, les limites de leurs compétences, les nouveaux repères pour privilégier une éthique de reliance[10]. Il s’agit de promouvoir la nécessité de rendre compte (notion anglo-saxonne d’ « accountability ») et de rechercher les règles nécessaires pour la satisfaction des besoins qui relèvent de leurs domaines d’exercice. Si dans une jeune profession, les risques de se situer en « gardien du temple », en « reproducteurs de modèles du passé » ou en « indépendantistes » existent, chacun sait qu’aujourd’hui, que la puissance d’une dynamique professionnelle repose d’abord sur des capacités d’ouverture, d’adaptation et d’innovation. Dans une période où les modèles de bureaucratie professionnelle décrits par Mintzberg sont malmenés dans les hôpitaux pour qu’ils se centrent davantage sur l’usager, il serait paradoxal d’encombrer une profession dynamique d’un ordre bureaucratique. Les représentations que le corps professionnel se construira sur sa place et son rôle  dans l’environnement en mutation et sur les attentes et les besoins de la société, auront une importance capitale. Les défauts de confiance et de courage sont à redouter, car ils inciteraient à construire des mécanismes de défense, empêchant ainsi la décentration et la créativité indispensables pour concevoir et promouvoir de nouvelles pratiques professionnelles.

Les masseurs-kinésithérapeutes salariés, astreints à payer une cotisation, ne sont pas, du point de vue juridique, les premiers intéressés par le fonctionnement juridictionnel d’un ordre professionnel. Pourtant, ils sont, de par leurs positions dans les organisations de soins et de formation, placés pour saisir des logiques des transformations structurelles qui conditionnent directement ou indirectement les activités et les métiers de réadaptation. Il apparaît essentiel qu’ils contribuent fortement, aux cotés de leurs collègues libéraux, au développement des références et du professionnalisme, en privilégiant l’évolution de la qualité des pratiques et les dynamiques de recherche et d’innovation, ainsi que le développement des synergies entre les professions, nécessaire pour satisfaire les besoins de santé des personnes et des populations.

 

[1] Article L 4321-14, 1er alinéa du Code de la Santé apporté par la Loi n°2004-806 du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique.

[2] Extrait du quatrième alinéa de l’article L 4321-14, du Code de la santé relatif à l’Ordre des Masseurs-Kinésithérapeutes apporté par la Loi n°2004-806 du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique.

[3] Sous la dir. de D.ALLAND et S.RIALS, Dictionnaire de la culture juridique , Editions Lamy et PUF, 1ère édition « quadrige » oct 2003, 1650p, pp1122-1125

[4] WILENSKY H. (1964), « The professionnalization of everyone ؛ » American Journal of Sociology, 2, pp137-158, p139, cite par C.DUBAR et P.TRIPIER dans “Sociologie des professions” Editions Armand COLIN, Paris 1998, p90

[5] C.DUBAR et P.TRIPIER dans “Sociologie des professions” Editions Armand COLIN, Paris 1998, 250p, p124

[6] FRIEDSON E. (1970), professionnal powers, a study of institutionalization of formal knowledge, Chicago, University of Chicago Press, in par C.DUBAR et P.TRIPIER op cit, p125

[7] « En France, l’accès au corps est une exclusivité médicale : La Loi du 4 mars 2002 relative aux droits des maladies confère des droits en matière d’information et de consentement mais pas en matière de propriété de son corps » MA COUDRAY intervention à l’ENSP Août 2006,

[8] ABBOTT A. (1988), The system of the Professions, An Essay of the Division of Expert Labour, Chicago, University of Chicago Press p2, in C.DUBAR et P.TRIPIER op cit, p134

[9] VEGLERIS E., Manager avec la philo, Editions d’Organisation, groupe Eyrolles Paris, 2006, 216p, pp203 et 174

[10] «l’éthique altruiste est une éthique de reliance qui demande de maintenir l’ouverture sur autrui, de sauvegarder le sentiment d’identité commune, de raffermir et de tonifier la compréhension d’autrui » in MORIN E., La méthode, 6, Ethique, Editions du Seuil nov 2004, 240p, p114

Yves COTTRET Président du CNKS

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